D’ici une poignée de jours tomberont en Turquie ce que certaines langues sarcastiques appellent les résultats anticipés de l’élection anticipée.
A la voix de ces commentateurs amers s’est ajoutée celle du conseil de l’europe, qui juge le résultat comme étant d’avance illégitime du fait d’un bafouement général des conditions fondamentales d’une élection libre. Mais la situation est plus incertaine que ce que l’on pourrait croire et Erdogan, malgré ses manoeuvres politiques cyniques et sanglantes, marche au bord de l’abîme.
Durant notre formation à l’académie, nous avons reçu des cours de politique moyen-orientale. Nous avons pu mieux comprendre la situation politique turque actuelle et la posture dangeureuse dans laquelle se trouve aujourd’hui Erdogan. En 14 ans de carrière politique, il s’est fait une longue liste d’ennemis. Trahissant sans hésiter ses anciens alliés, nombreux sont ceux qui souhaitent sa chute. Que ce soit en Turquie ou sur la scène internationale, tout le monde sait aujourd’hui que faire confiance à Erdogan est pure folie.
Le 24 juin, les citoyenes turcs éliront le président en même temps que l’assemblée de leur pays. Les élections marqueront la mise en oeuvre des réformes constitutionnelles votées lors du référendum frauduleux de 2017. Le principal changement amené par ces réformes sera le passage d’un régime parlementaire à un régime présidentiel. Ce qui dans la réalite ne changera pas grand chose, Erdogan gouverne déjà en s’arrogeant une latitude d’action dictatoriale. Un mois avant les élections, les règles du jeu ont été changées: les listes communes, et donc les alliances entre partis, sont maintenant autorisées.
L’AKP, parti islamiste-conservateur d’Erdogan a formé une alliance avec le MHP. Le MHP est un parti fasciste dont le bras armé, les Loups Gris, forment historiquement une partie des milices para-militaire utilisées dans la guerre sanglante contre le mouvement de libération kurde. Entrainés pendant la guerre froide par Gladio (réseau de stay-behind de l’OTAN), les escadrons de la mort des Loups Gris se sont sinistrement illustrés par de nombreux carnages (comme par exemple lors du massacre du massacre de Maraş en 1978, lors duquel plus d’une centaine de civils alevis furent assassinés).
Les Loups Gris sont actifs aujourd’hui encore et noyautent largement les forces spéciales de la police et de la gendarmerie (JOH et POH) . En témoignent les grafitis laissés comme signature sur les murs par ces commandos de l’armée turque dans les villages d’Afrin et les villes kurdes du Bakur mises à feu et à sang ainsi que les photos que ces soldats postent sur les réseau sociaux, posant en faisant le signe de reconnaissance du MHP (une tête de loup avec les doigts).
Des fraudes massives sont attendues, rendues encore plus faciles par la suppression de règles pour éviter le bourrage d’urnes et l’état d’urgence prolongé. Ces élections précipitées sont une preuve de faiblesse du gouvernement. Il s’agit de s’empresser de capitaliser les élans nationalistes suite à la victoire militaire à Afrin, de prendre de court l’opposition et de détourner l’attention de la grave crise économique que subit la Turquie. Mais l’invasion d’Afrin n’a pas permis un résultat aussi rassembleur qu’espéré. La réthorique néo-ottomaniste et la propagande guerrière employée massivement par Erdogan avant, pendant et après l’invasion de l’enclave du Rojava afin d’unir la nation derrière lui continue dans une surenchère désespérée avec cette fois Qandil et Minbij dans la ligne de mire. Comme à Afrin, les civils paient le prix des calculs politiques cyniques du président qui joue au sultan.
Un obstacle qui pourrait bien faire la différence se dresse sur le chemin de l’alliance islamo-fasciste: le HDP. Le Halkların Demokratik Partisi (le Parti Démocratique du Peuple) est la principale plate-forme des forces démocratiques en Turquie, en particulier de celles du mouvement kurde. Défenseur des minorités ethniques et sexuelles, du droit des femmes et partisan d’une démocratie radicale, le HDP a pour objctif de développer le confédéralisme démocratique au kurdistan du nord et en Turquie. Il est aujourd’hui isolé des autres partis qui ont formé un bloc anti-Erdogan, dont les principales composantes sont le CHP et le Bon Parti. (Le CHP kemaliste est le principal parti d’opposition et le Bon Parti est un parti ultra nationaliste issu d’une scission d’avec le MHP.)
“Une fois de plus, le kurde sert d’ennemi -à la fois intérieur et extérieur, pour unir la nation turque par le racisme nationaliste.”
Il s’agit d’une force politique qui a su rassembler la gauche en Turquie et menace d’empêcher Erdogan de rafler la majorité absolue au premier tour et donc d’imposer un 2e tour défavorable au leader de l’AKP. Car si ce cas de figure venait à arriver, il se peut qu’une vaste alliance ‘’tout sauf Erdogan’’ voit le jour. D’où le formidable acharnement répressif que subit le HDP: ses deux co-président (Selahatin Demirtas et Figen Yüksekdağ) sont en détention provisoire depuis novembre 2015, ¾ des maires du parti ont été suspendus et un nombre important d’entre eux ont été interpellés, 10.000 militants sont enfermés dans les prisons turques. Le 14 juin dernier, plusieurs membres du HDP ont été assassiné en toute impunité sur leur lit d’hôpital par des militants de l’AKP après une violente altercation entre des membres des deux partis. Une fois de plus, le kurde sert d’ennemi -à la fois intérieur et extérieur, pour unir la nation turque par le racisme nationaliste. Les opérations militaires contre Qandil et peut-être bientôt Minbij servent justement avant tout un but électoral et à accroître le pouvoir personnel d’Erdogan.
Dans notre coin relativement calme du Rojava, nous n’oublions pas que la guerre peut éclater à tout moment. Le ronronnement angoissant des drones turcs dans la nuit nous le rappel. Demain, l’armée turque et leurs mercenaires jihadistes peuvent venir une fois de plus répandre la guerre et le sang sur les terres du Kurdistan.
La désignation de bouc-émissaire est l’une des ficelles les plus usée du fascisme. Mais le fascisme turc n’est pas monolithique, on distingue souvent trois formes de fascisme en Turquie. Le premier, le blanc, est celui des kemalistes et de son nationalisme exclusif autoritaire et militaire. Le fascisme noir est celui du MHP, basé sur la pureté et la supériorité de la race turque. Le dernier, le vert, est le fascisme islamiste représenté par l’AKP. L’alliance conclue entre le fascisme noir et le fascisme vert est fragile et instable car relativement contre-nature. La Turquie a une longue histoire de violence politique derrière elle, les alliés précaires d’aujourd’hui pourront bien être les ennemis de demain.
La situation est donc imprévisible et bouillante, une alliance entre islamistes et fascistes au pouvoir représenterait un danger mortel, et pas uniquement que pour les kurdes. Un tel gouvernement ne pourra que mener à plus de violence politique interne et une intensification de la politique d’expansion militaire. Le Rojava serait bien évidemment une des premieres cible d’un tel gouvernement. Mais ces élections représentent également une chance d’infliger une défaite à cette alliance.
“Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair–obscur surgissent les monstres…” – Antonio Gramsci
En cas d’échec au premier tour, une réaction violente d’un gouvernement qui sent le pouvoir lui échapper est à prévoir. Surtout que plusieurs affaires de corruption menaceront Erdogan s’il perd son immunité présidentielle. Il se peut que les élections du 24 juin marquent le point de rupture où les contradictions et les tensions qui se sont accumulées au sein de l’état turc signent la fin du règne d’Erdogan. L’instabilité politique qui suivrait un tel événement donnerait une chance unique aux forces socialistes démocratiques et a leurs idées. Un effondrement partiel ou total du pouvoir central pourrait permettre aux idées révolutionnaires de trouver l’espace d’être mises en pratique, comme ce fut le cas au Rojava.
C’est pourquoi nous appellons les citoyens et les citoyennes turc a voter pour le HDP et les révolutionnaires du monde entier à lutter contre le fascisme turc depuis leur pays. Et surtout, n’oubliez pas que nous sommes toujours dans ce clair-obscur dont parle Gramsci. Alors prenons garde et soyons prêts. Que ce soit sous la menace de Daesh ou de l’état turc, nous continuons et nous continuerons à construire la révolution et à répandre la luttes contre l’Etat, le capitalisme et le patriarcat. Et nous serons prêts. Car si c’est dans ces périodes historiques de renversements que les utopies ont leur chance, c’est aussi de ces clairs-obscurs que surgissent -ou ressurgissent, les monstres.